Pour la première fois de ma vie, je rendis grâce à Tzu, le vieux moine-policier. Dans sa jeunesse, il avait été un expert en judo (1), un champion du pays de Kham. Il m'avait enseigné selon ses propres paroles « tout ce qu'il savait ». J'avais eu à me battre contre des hommes et j'avais fait de grands progrès dans cette science pour laquelle la force et l'âge ne sont d'aucune
utilité. Puisque ce combat allait décider de mon avenir, je me sentais enfin rassuré.
(1) La méthode tibétaine est différente et plus efficace, mais je la désignerai sous le nom de judo dans ce livre, car le mot tibétain n'aurait aucune signification pour les lecteurs occidentaux.
Ngawang était fort et bien bâti mais manquait de souplesse dans ses mouvements. Visiblement, il était habitué aux bagarres sans style où sa force lui donnait l'avantage. Il se rua vers moi pour m'empoigner et me réduire à l'impuissance. Je n'avais pas peur, grâce à Tzu et à son entraînement parfois brutal.
Quand Ngawang chargea, je fis un pas de côté et lui tordis légèrement le bras. Ses pieds dérapèrent et il accomplit un demi-cercle avant d'atterrir sur la tête. Il resta un instant à gémir « sur le tapis », puis se releva brusquement et bondit vers moi. Me laissant tomber sur le sol, je lui tordis une jambe au moment où il se trouva au-dessus de moi. Cette fois, il fit un soleil et atterrit sur l'épaule gauche. Mais il n'avait pas encore son compte. Il tourna prudemment autour de moi, puis, après un bond de côté, il saisit par ses chaînes un lourd encensoir qu'il fit tournoyer en l'air. Une telle arme est lente, pesante et facile à éviter. Je fis un pas en avant, passai sous ses bras qu'il agitait comme un fléau et appuyai délicatement un doigt à la base de son cou, comme Tzu m'avait si souvent montré à le faire. Il roula au sol, comme un rucher qui dégringole du haut d'une montagne ; ses doigts inertes laissèrent échapper les chaînes, et l'encensoir fut propulsé telle la pierre d'une fronde vers le groupe d'enfants et de moines qui assistaient au match. Ngawang resta inconscient pendant une bonne demi-heure. Cette « touche » spéciale sert souvent à libérer l'esprit du corps pour qu'il puisse entreprendre des voyages astraux ou se livrer à des activités de même ordre.
Le Maître des Acolytes s'avança vers moi, me donna une tape sur l'épaule qui faillit m'envoyer sur le tapis à mon tour, et fit une déclaration quelque peu contradictoire en ses termes.
— Petit, dit-il, tu es un homme !
Ma réponse fut follement audacieuse :
— Alors, j'ai mérité un peu de nourriture, mon Père, s'il vous plaît ? J'ai eu si peu à me mettre sous la dent ces derniers jours.
— Mon garçon, me répondit-il, mange et bois jusqu'à ce que tu n'en puisses plus. Tu diras après à un de ces vauriens — tu es leur Maître à présent — de te conduire jusqu'à moi.
Le vieux moine qui m'avait apporté de quoi manger avant que je sois admis à la lamaserie arriva au même moment.
— Mon fils, me dit-il, tu as bien agi. Ngawang tyrannisait les acolytes. Prends sa place, mais que la bonté et la compassion inspirent tes décisions. Tu as été bien élevé. Utilise tes connaissances à bon escient et veille à ce qu'elles ne tombent pas dans des mains indignes. Maintenant viens avec moi et je te donnerai à manger et à boire.
Quand j'arrivai dans sa chambre, le Maître des Acolytes me reçut aimablement.
— Assieds-toi, mon garçon, me dit-il, assieds-toi. Nous allons voir si intellectuellement tu es aussi brillant que physiquement. Je vais essayer de t'attraper, mon garçon, alors attention !
Il me posa ensuite un nombre stupéfiant de questions, soit par oral, soit par écrit. Pendant six heures, nous restâmes assis l'un en face de l'autre sur nos coussins avant qu'il se déclare satisfait. J'avais l'impression d'être transformé en une peau de yak mal tannée, lourde et flasque. Il se leva :
— Mon garçon, dit-il, suis-moi. Je vais te présenter au Père Abbé. C'est un honneur exceptionnel, tu comprendras bientôt pourquoi. Allons !
Je le suivis dans les larges corridors : bureaux religieux, temples intérieurs, salles de classe. Un escalier. D'autres corridors en zigzag, les Salles des Dieux et l'entrepôt des plantes médicinales. Un autre escalier et nous étions enfin arrivés sur le toit plat de la lamaserie et nous marchions vers la maison du Père Abbé. Une entrée aux lambris dorés, le Bouddha d'or, le Symbole de la Médecine et nous entrions dans les appartements privés du Père Abbé.
— Salue, mon garçon, me dit le Maître des Acolytes, et fais comme moi.
Il se prosterna après avoir salué trois fois. Je fis de même, le coeur battant.
Le Père Abbé, impassible, nous regarda.
— Asseyez-vous, dit-il.
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Le Bouddha, Siddhartha Gautama, en méditation sous l'arbre Bodhi. |
Nous nous installâmes sur des coussins, les jambes croisées, à la tibétaine.
Pendant un long moment, le Père Abbé m'examina sans parler. Puis il dit :
— Mardi Lobsang Rampa, je connais tout ce qui te concerne, tout ce qui a été prédit. Ton épreuve d'endurance a été rude à juste titre. Tu comprendras pourquoi dans quelques années. Pour l'instant, sache que sur mille moines, il n'y en a qu'un qui soit doué pour les choses supérieures, et capable d'atteindre un haut degré d'évolution. Les autres se laissent aller à une pratique routinière de leurs devoirs. Ce sont les travailleurs manuels, ceux qui tournent les roues à prières sans se poser de questions. Nous ne manquons pas de ceux-là. Nous manquons de ceux qui perpétueront notre savoir quand un nuage étranger recouvrira notre pays. Tu recevras une formation spéciale, une formation intensive et en quelques courtes années, il te sera donné plus de connaissances qu'un lama n'en acquiert généralement pendant une vie entière. Le Chemin sera dur, et il sera souvent pénible. Maîtriser la clairvoyance, en effet, est douloureux, et voyager dans les mondes astraux exige des nerfs que rien ne puisse ébranler et une volonté dure comme le roc.
J'écoutais avec toute mon attention, sans perdre un mot. Tout cela me paraissait trop difficile. Je n'étais pas énergique à ce point ! Le Père Abbé continua :
— Tu étudieras ici la médecine et l'astrologie. Nous t'aiderons de notre mieux. Tu étudieras également les arts ésotériques. Ton chemin est tracé, Mardi Lobsang Rampa. Quoique tu n'aies que sept ans, je te parle comme à un homme, car c'est comme un homme que tu as été élevé.
Il inclina la tête et le Maître des Acolytes se leva et salua profondément. Je fis de même et nous sortîmes ensemble. Ce n'est qu'une fois rentré dans sa chambre que le Maître rompit le silence :
— Mon garçon, dit-il, tu vas devoir travailler dur. Mais nous t'aiderons. de toutes nos forces. Maintenant, suis-moi, je vais te faire raser la tête.
Au Tibet, quand un jeune garçon entre dans les ordres, on lui rase entièrement les cheveux à l'exception d'une mèche qui est coupée le jour où il reçoit son nom en religion et abandonne l'ancien. Mais je reviendrai sur cette question plus tard.
Le Maître me conduisit le long de corridors circulaires jusqu'à une petite pièce, « la boutique du coiffeur » où l'on me dit de m'asseoir sur le sol.
— Tam-Chö, dit-il, rase la tête de ce garçon. Enlève aussi la mèche car il va recevoir son nom en religion aujourd'hui même.
Tam-Chö s'avança, prit ma natte dans sa main droite et la souleva verticalement.
— Ah, ah, mon garçon, dit-il, quelle ravissante natte, bien beurrée, bien soignée. Ça va être un plaisir de la cisailler.
Il trouva quelque part une énorme paire de ciseaux, du genre de ceux dont se servaient nos serviteurs pour le jardinage.
— Tische, cria-t-il, viens me tenir le bout de cette corde.
Tische, son assistant, arriva au pas de course et tira si fort sur ma natte que je fus presque soulevé du sol. La langue pendante, Tam-Chô se mit au travail avec ses ciseaux malheureusement émoussés. Après bien des grognements, ma natte fut coupée. Mais ça n'était que le commencement. L'assistant apporta un bol rempli d'une eau si chaude, que lorsqu'il la versa sur ma tête, la douleur me fit faire un bond.
— Quelque chose qui ne va pas, petit ?demanda le coiffeur. Je te brûle ?
— Oui, dis-je.
— N'y fais pas attention, ça facilite la coupe ! me répondit-il en prenant un rasoir triangulaire dont on se serait servi à la maison pour gratter les planchers. Finalement, après ce qui me parut être une éternité, ma tête fut entièrement débarrassée de ses cheveux.
— Viens, me dit le Maître. Je le suivis dans sa chambre où il me montra un grand livre.
— Voyons, comment allons-nous t'appeler ?... Ah ! J'y suis ! A partir de maintenant, ton nom sera Yza-mig-dmar Lahlu. (Dans ce livre cependant, je continuerai à utiliser le nom de Mardi Lobsang Rampa, plus facile pour le lecteur.)
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Des moines bouddhistes participent avec discipline à une session d'étude. Photographié par JJ Harrison. Propre travail> |
Je fus ensuite conduit dans une classe. Je me sentais aussi nu qu'un oeuffraîchement pondu. Comme j'avais reçu une bonne éducation à la maison, on estima que j'avais des connaissances supérieures à la moyenne et on me fit entrer dans la classe des acolytes âgés de dix-sept ans. J'avais l'impression d'être un nain parmi des géants. Ces acolytes m'avaient vu rosser Ngawang, de sorte que personne n'essaya de m'ennuyer, sauf un garçon grand et stupide. Il s'approcha de moi par-derrière et posa ses grosses pattes sales sur mon crâne douloureux. Je n'eus qu'à me redresser et avec mes doigts lui donner un coup sec au bas des coudes pour le faire reculer en hurlant de douleur. Essayez de briser deux « petits Juifs » à la fois et vous verrez ! Vraiment Tzu avait été un bon maître. Tous les instructeurs de judo que je devais rencontrer plus tard dans la semaine le connaissaient ; ils furent unanimes à déclarer qu'il était le meilleur spécialiste du Tibet. Après cet incident, les enfants me laissèrent tranquille. Quant à notre Maître qui avait le dos tourné quand le garçon avait posé ses mains sur ma tête, il eut vite fait de comprendre ce qui s'était passé. Mais le résultat de la bataille le fit tellement rire qu'il nous laissa partir de bonne heure.
Il était à peu près huit heures et demie, ce qui nous laissait trois quarts d'heure de liberté avant l'office du soir fixé à neuf heures et quart. Ma joie fut de courte durée. Un lama me fit signe d'approcher au moment où nous sortions de la salle de cours. Je le rejoignis.
— Suis-moi, dit-il.
J'obéis en me demandant quels nouveaux ennuis pouvaient bien m'attendre. Il entra dans une salle de musique où se trouvaient une vingtaine de garçons, des « nouveaux » comme moi. Trois musiciens s'apprêtaient à jouer, l'un du tambour, l'autre de la trompe, le troisième d'une trompette d'argent.
— Nous allons chanter, dit le lama, pour me permettre de répartir vos voix dans le choeur.
Les musiciens attaquèrent un air très connu que chacun pouvait chanter. Nos voix s'élevèrent... et les sourcils du Maître de musique aussi ! L'étonnement peint sur son visage fit place à une expression de vive souffrance. Ses mains se levèrent en signe de protestation.
— Arrêtez ! Arrêtez ! cria-t-il, vous feriez souffrir les Dieux eux-mêmes. Reprenez dès le début et faites attention !
Nous recommençâmes, mais de nouveau il nous arrêta. Cette fois, il vint vers moi :
— Nigaud, me dit-il, tu essaies de te moquer de moi. Je vais faire jouer les musiciens, et tu chanteras tout seul puisque tu ne veux pas chanter avec les autres.
Une fois de plus on attaqua la musique et une fois de plus je chantai. Mais pas longtemps. Le maître de musique, complètement hors de lui, gesticulait devant moi.
— Mardi Lobsang, dit-il, la musique ne figure pas parmi tes talents. Jamais, depuis cinquante-cinq ans que je suis ici, je n'ai entendu une voix si mal accordée. Mal accordée ? Elle est irrémédiablement fausse. Petit, tu ne chanteras plus. Pendant les classes de musique, tu étudieras autre chose. Et au temple, tu resteras muet, sinon tu gâcherais tout. Maintenant, file, vandale sans oreille.
Je filai. Je flânai jusqu'au moment où les trompettes annoncèrent l'heure du dernier office. La veille... bonté divine, était-ce seulement hier que j'étais entré dans la
lamaserie ? Il me semblait que j'étais là depuis une éternité. J'avais l'impression de marcher comme un somnambule et je recommençais à avoir faim. Ce qui valait peut-être mieux, car si j'avais eu le ventre plein, je serais sans doute tombé de sommeil. Quelqu'un m'attrapa par la robe et je fus balancé dans les airs. Un grand lama, à la figure sympathique, m'avait installé sur ses larges épaules.
— Viens, mon petit, me dit-il, tu vas être en retard à l'office et tu te feras gronder. Pas de souper, tu sais, si tu es en retard... c'est à ce moment-là que tu auras le ventre creux comme un tambour !
Quand il entra dans le temple, il me portait encore sur ses épaules. Il prit sa place immédiatement derrière les coussins réservés aux acolytes et me déposa avec précaution devant lui.
— Regarde-moi, dit-il, et répète ce que je dis. Mais quand je chanterai, toi, n'ouvre pas la bouche, ha ! ha !
Comme je lui étais reconnaissant de m'aider ! Si peu de gens, jusque-là, m'avaient manifesté de la bonté. L'éducation que j'avais reçue dans le passé avait été à base de vociférations ou de coups.
Je dus somnoler. Quand je me réveillai en sursaut, je découvris que l'office était terminé et que le grand lama m'avait transporté endormi jusqu'au réfectoire où il avait disposé en face de moi thé, tsampa et légumes bouillis.
— Mange, petit, puis au lit ! Je vais te montrer ta chambre car cette nuit tu as le droit de rester couché jusqu'à cinq heures. Tu viendras me voir à ton réveil.
Ce furent les derniers mots que j'entendis avant d'être réveillé à cinq heures — et avec combien de difficultés — par un jeune garçon qui la veille m'avait témoigné de l'amitié. Je vis que j'étais dans une grande chambre, allongé sur trois coussins.
— Le Lama Mingyar Dondup m'a recommandé de te réveiller à cinq heures, me dit-il.
Je me levai et empilai mes coussins contre un mur comme j'avais vu les autres le faire. Ceux-ci sortaient déjà, et mon camarade me dit :
— Dépêchons-nous pour le petit déjeuner ; après je dois te conduire au Lama Mingyar Dondup.
Je commençais alors à me sentir un peu plus à l'aise, non que j'aimasse le monastère ou que je désirasse y rester, mais il m'était venu à l'esprit que n'ayant pas la liberté de choisir, le meilleur service que je pouvais me rendre à moi-même était de m'installer sans faire d'histoires.
Au petit déjeuner, le Lecteur nous gratifia, d'une voix monotone, d'un passage quelconque de l'un des cent douze volumes du Kan-gyur, les Écritures bouddhistes. Il dut s'apercevoir que je pensais à autre chose car il m'interpella brusquement :
— Toi, petit nouveau, qu'est-ce que je viens de dire ? Réponds vite !
Tel un éclair et sans réfléchir une seconde, je répliquai :
— Vous avez dit, mon Père, cet enfant ne m'écoute pas, je vais bien l'attraper !
Réplique qui suscita l'hilarité, et m'évita d'être rossé pour mon inattention. Le Lecteur sourit — événement rarissime — et expliqua qu'il m'avait demandé de lui répéter le texte des Écritures, mais que « pour cette fois cela irait ».
A tous les repas, le Lecteur installé devant un lutrin nous lisait des passages des livres sacrés. Les moines n'ont pas la permission de parler pendant les repas ni celle de penser à ce qu'ils mangent. Le savoir sacré doit pénétrer en eux en même temps que la nourriture. Nous étions tous assis sur des coussins posés sur le sol et nous mangions à une table haute de cinquante centimètres. Il était formellement interdit de faire le moindre bruit comme de mettre les coudes sur la table.
Au Chakpori, la discipline était véritablement de fer. Chakpori veut dire « Montagne de Fer ». Dans la plupart des lamaseries la discipline ou l'emploi du temps était mal organisé. Les moines pouvaient travailler ou fainéanter à leur gré. Un seul peut-être sur un millier était désireux de progresser et c'était celui-là qui devenait lama, car lama veut dire : « être supérieur » et ne s'applique pas à n'importe qui. Dans notre lamaserie, la discipline était stricte et même inflexible. Nous devions devenir des spécialistes, des dirigeants de notre classe : pour nous l'ordre et l'éducation étaient absolument essentiels. Nous n'étions pas autorisés à porter la robe normale de l'acolyte qui est blanche : la nôtre devait être rouge sombre comme celle des moines. Nous avions aussi des domestiques, mais c'étaient des moines-serviteurs qui veillaient au côté pratique de la vie de la lamaserie. A tour de rôle nous assurions ce genre de travail pour que des idées de grandeur ne nous montent pas à la tête. Nous devions toujours nous souvenir du vieux dicton bouddhiste : « Donne toi-même l'exemple. Fais seulement le bien, et jamais le mal à ton prochain. » Ceci est l'essence même de l'enseignement du Bouddha.
Notre Père Abbé, le Lama Cham-pa La, était aussi sévère que mon père et exigeait une obéissance absolue. L'une de ses paroles favorites était : « Lire et écrire sont les portes de toutes les qualités ». De sorte que, dans ce domaine, nous avions fort à faire ".
(Jusqu'à présent, ces fragments sélectionnés du livre Le troisième œil)